Chamane51

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Posté le: Jeu Fév 11, 2016 12:50 pm Sujet du message: Le brochet et ses livres |
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« Immobile à l'ombre d'un saule,
c'est le poignard dissimulé au flanc du vieux bandit »
Jules Renard, Histoires naturelles. Le brochet
Le brochet est un poisson qui m'impressionne alors que la truite m'émerveille et que le gardon m'ennuie si le bouchon ne plonge pas. Le brochet est un tueur, la truite est dite gourmande, parfois même « ferox », et le gardon tout gentil. C’est certainement pour cela que je préfère le brochet quand la truite ne se pêche pas et même quand elle se pêche d'ailleurs. Imaginez sept cents dents, pas une de gâtée, pas de problème de gencive, un corps fuselé comme une baïonnette, des yeux d'un noir furieux ourlé d'un or pur. L'avez-vous, une seule fois dans votre vie de pêcheur, approché, de tout près ? Regardez-le dans les yeux jusqu'à discerner votre propre silhouette dans sa pupille d'obsidienne. J'ai eu froid dans le dos, je vous assure, peut-être parce qu'il y a un peu de gardon en moi, on ne se connaît jamais vraiment tout à fait.
Le brochet est monstrueux, paisiblement monstrueux dans son tapis d'herbes à l'ombre de la souche, entre deux eaux. Vision binoculaire en couleur, mieux que le dernier sondeur, une ligne latérale dessinée à la plume, une trentaine de pores sensitifs chatouilleux comme des radars en alerte au temps de la Guerre froide, pour un peu on le dirait sensible et dangereusement susceptible. Le brochet est un puncher, l'étang est son ring, la rivière son stand de tir. C'est une pêche virile, un combat d'homme à homme. Il donne toujours la première châtaigne puis vient le corps à corps, le mano à mano, toujours incertain jusqu'à l'épuisette. Jamais battu, même au sec, il n'y a pas meilleur qu'un brochet pour vous débarrasser une barque de tout son superflu, ou se faire les dents sur une main imprudente...
On le voit, dès le Paléolithique, en association avec des salmonidés, de vieux bécards en rut, des brochets statiques peut-être épuisés par la frai, qui font la farandole avec des aurochs, des ours ou des lions des cavernes. Ils sont de pierre, d'ivoire, d'os, encadrés par des vénus magdaléniennes callipyges ou stéatopyges, peu m'importe... Elles portent une mince ceinture de cuir à laquelle sont accrochées en fin rideau des vertèbres de saumon et grands brochets que j'ai moi même pêchés, sur leurs ongles des écailles collées brillent furtivement. Elles s'agitent devant le feu, leurs ombres devant mes yeux s'étirent sur le sol, ondulent vaguement sur les murs de roches, elles atteignent une taille démesurée et fusiforme, leurs ceintures virevoltent, leurs pieds frappent la terre en cadence, la poussière et la cendre volent dans les airs, elles sont femme et poisson à la fois, Eau, Terre, Feu, Air, Poisson, Femme. Ah ! Je rêve... Arrêtez-moi !
« Il y a aussi dans certaines rivières des poissons qui ne sont pas moindres,
le silure (silurus glanis) dans le Nil, le brochet (ésox) dans le Rhin... » Pline l'Ancien, Histoire naturelle, Livre IX
« Brochet brochet », Esox lucius, répétition du nom inventée par Carl von Linné, naturaliste du milieu du XVIIIe siècle pour qui « la connaissance des choses périt par l'ignorance du nom », il fut aussi « ferox » selon le naturaliste américain Samuel Rafinesque en 1810. Linné emprunte donc à Pline et Ausone les noms ésox et lucius qui désignent tous les deux le même poisson européen. Le grand poisson a maintenant un nom scientifique. L'indétrônable seigneur, roi et roi, prince et prince, des eaux dormantes et des eaux vives. Grand seigneur écailleux, au corps de glaive, prêt à occire le menu fretin à chair tendre. Le brochet est déjà remarquable dans la littérature, toujours associé au saumon et maintenant avec les Anciens au « Silure du Nil ». Le « brochet du Rhin » ne se compare qu'aux grands poissons et ceux des grands fleuves en particulier. Nous devrions le savoir lorsqu'on le pêche, peut-être même devrions-nous lui faire une révérence, un salut, une prière, lui rendre grâce dans tous les cas. « Gardons » cela à l'esprit comme disait le cyprin.
Il y aurait bien quelques mosaïques nilotiques à visiter dans les musées anciens notamment celui de Tripoli avant qu'il ne disparaisse... on pourrait aussi déambuler dans notre Moyen Âge durant lequel les métaphores bibliques, à l'image des premiers disciples du Christ qui étaient pêcheurs, ont nourri l'imaginaire de la période. Si le Christ revenait aujourd'hui, ses disciples seraient certainement des pêcheurs aux leurres, au vif à la limite, mais uniquement au Pater noster...
« Que j'aime à entendre raconter cette belle histoire-là ! C'est une histoire de partout ; c'est la mienne... ou la vôtre,
et ce qui est merveilleux c'est qu'elle est vraie, puisque le garçon qui,
bras ouverts, vous la raconte, y croit lui-même dur comme fer »,
Michel Duborgel, La pêche et les poissons de rivière, Le brochet, p. 97-98.
Et aujourd'hui alors ? Que dit la littérature de notre brochet ? Elle dit beaucoup et peu à la fois. Des écrivains pêcheurs comme Maurice Genevoix dans ses bestiaires nostalgiques, ou dans La Boîte à pêche, René Fallet (à lire avec gourmandise) et puis qui d'autre ? Maurice Constantin-Weyer encore avec sa Chasse au brochet, Jérôme Favard dans ses écrits au style si vif, mais ne sont-ils pas davantage pêcheurs qu'écrivains ? La question est subtile, elle pourrait amuser dans les salons chics (ceux dans lesquels bottes et cuissardes sont exclues), mais que vaut cette question quand l'aube fraîche et humide vous appelle, que le coffre de la voiture est rempli de matériel, que la cafetière est vide, et que la porte de la maison se referme sur un foyer encore assoupi de sommeil ? Pas grand chose, convenez-en !
Alors, s''il fallait aller à la bibliothèque comme on va à la pêche, on ferait de belles rencontres. Je me demande pourquoi il en va toujours ainsi lorsque l'on parle de pêche ? Les monographies consacrées à la pêche, et accessoirement à celle du brochet, prennent de l'ampleur sous l'effet d'un double mouvement. L'un est un fait de société que l'on pourrait dire civilisationnel par son importance et l'autre est un fait technique, et osons le préciser, tout aussi civilisationnel. La conjugaison des deux permettra le plein essor de la pêche, et pour le brochet et quelques autres espèces leur perte. Mai 1936, grèves de masse, innovation sociale, congés payés et naissance d'une société de loisirs vont permettre à une multitude de familles ouvrières de fréquenter les rivières et les lacs, et d'y pêcher. Le moulinet à tambour fixe terminera la révolution en un tour de manivelle. La pêche devenait plus facile, des postes inaccessibles s'ouvraient soudain avec un matériel et des leurres inusités jusqu' alors et donc d'autant plus meurtriers.
La littérature consacrée à la pêche et secondairement au brochet trouve un nouveau lectorat pour qui technique et matériel font écho à un univers professionnel dans lequel l'intelligence de la main vaut celle du rond-de-cuir derrière son bureau. Alors que pouvons-nous lire ? Il y a, selon mon comptage, moins d'une vingtaine de monographies (ne sont pas évoqués les ouvrages généraux comme les encyclopédies de pêche, les « grands livres » de la pêche, les revues, dans lesquels la pêche du brochet n'est souvent qu'un chapitre parmi d'autres). Peut-être que le lecteur en trouvera d'autres qu'il ajoutera à cette liste. Je l'en remercie d'ors et déjà.
Kelli Adam, La pêche du brochet, 1993
Marc Antoine, Les pêches du brochet, 2001
Daniel Babo, Savoir prendre le brochet, 1994
Pierre Barbellion, Le brochet et sa pêche, 1956
Fernand Biguet, Le brochet, 1934
Victor Borlandelli et Daniel Maury, Les secrets du pêcheur de brochet, 1982
Bernard Breton et Régis Gérard, Toutes les pêches du brochet, 1997
Michel Duborgel, D'un truc à l'autre, Brochet-truite-saumon, 1947 réédité chez Pezon et Michel en 1955 et 1958
Frédéric Hubert, Guide pratique du pêcheur de brochet, 1985
Jean Gardon et Yvon Lablette, Le brochet, psychologie d'un sérial Killer (ouvrage partial et même de mauvaise foi)
Jo Van Cottom, Le brochet, sa vie, sa pêche, 1940
Maurice Laurens, Le brochet, pêche sportive et autre, 1936
Jean Alexis Neret, L'anguille et le brochet, 1944
André Orliac, La pêche du brochet, 1996
Fernand Seranne, Le brochet, 1908
Raoul Renault, Le brochet, ses mœurs, ses pêches, 1968
Jacky Roehrig et Georges Paulin, Le brochet à la mouche, 1999 (mon préféré)
Et la lune,
Iras-tu voir la lune ?
Brochet voyageur,
Brochet mauvais cœur,
Brochet de fortune.
Robert Desnos, Chantefables et Chantefleur
Ces livres sont, sans exception, des ouvrages techniques dans lesquels on trouve souvent description physiologique, habitat, mœurs et tenue du brochet, son biotope et ses pêches, bien entendu. Commençant souvent par le vif (qui fait le mort), à la ligne flottante, à la sondée, au fond, puis les leurres, la cuiller qu'elle soit tournante ou ondulante. A la traîne, ça se fait encore, au trimer et à la fourchette pour les braconniers. Puis le poisson mort, au posé ou au manié (qui fait le vif), au leurre, dur, souple (la boîte à leurres remplace désormais le seau à vifs) et enfin plus récemment au « poisson plume » autrement dit au streamer.
Souvent aussi quelques recettes de cuisine terminent l'ouvrage. Que ce soit au beurre blanc, à la sauce nantua ou à la béchamel, les seules dignes d'accompagner honorablement un brochet selon Le livre de chevet de la Maîtresse de Maison. La cuisine considérée comme un des Beaux-Arts, 1951, en quenelles ou rôti, je n'en discute pas la pertinence ou la qualité. Je n'ai mangé qu'un brochet dans ma vie de pêcheur, c'était un soir et la nuit tombait sur notre feu, au bord du lac d'Enchanet dans le Cantal. Il ne m'a pas laissé un grand souvenir gustatif et parfois je regrette même de l'avoir fait. Peut-être Ausone avait-il raison lorsqu'il écrivait : « Sans attraits et sans usage pour nos tables il va bouillir dans les tavernes enfumées de sa vapeur fétide. » (Idylles Livre X) et pourtant les Romains savaient cuisiner. Je sais, je sais, c'est une question de goût et en cette matière rien n'est plus discutable.
Je me souviens cependant que durant cette nuit, je fis des rêves bercés par le ressac léger des vagues sur la berge caillouteuse.
J'étais un grand poisson au corps écailleux, une silhouette de glaive, avec une nageoire caudale puissante comme une pale de rame. Et je m'amusais à nager, sur mes flancs glissaient des courants frais qui me chatouillaient. Tout en haut, une lumière verte, minérale et mort-dorée descendait en pluie fine et des petits poissons aux ventres de nacre, par dizaine, miroitaient la lumière sur leurs écailles d'argent. _________________ http://chamane51.skyrock.com/2834171648-Un-bon-jour-pour-mourir-de-Jim-Harrison.html |
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